Au Groenland, de nos jours. Dans un cadre glacé que la nuit dispute au jour, se tisse une relation délicate père-fils, marquée par de profondes rancœurs. Ce récit intimiste taille la part belle aux paysages et aux actes simples de la vie, le temps d’une lecture à la fois fluide et profonde.


Emmanuelle Klein
Cet album nous emmène en voyage au Groenland, où vous êtes allés avant de réaliser cet album. Pourquoi avez-vous eu envie de raconter votre voyage dans cet album ?

Les auteurs
On s’attache à écrire des histoires qui traitent du sentiment d’être étranger. On a donc pris un paysan béarnais bien ancré dans sa culture, et on a essayé d’imaginer un endroit où il serait vraiment dépaysé. Assez rapidement, on a pensé au Groenland. Contre toute attente, il va finalement se sentir très bien loin de chez lui. On a écrit une première mouture assez détaillée, puis, comme on le fait habituellement, on est allé sur place récolter des informations, discuter avec les habitants et faire un vrai travail de repérage. Pour au final, comme d’habitude, changer les deux tiers de ce qu’on avait imaginé… Un peu comme si on était parti sur les traces de Bernat, même s’il n’a jamais réellement existé.

Vous êtes donc partis tous les trois (Amandine, Joseph et Erwann). Comment avez-vous procédé, comment vous êtes-vous organisés ? Aviez-vous un plan, un guide ?

On a commencé par rencontrer des gens qui étaient déjà allés au Groenland, notamment Jeff, un artiste lillois qui y a été guide accompagnateur pendant des années. Il nous a fait rêver en nous racontant sa vision du Groenland, sa façon d’y vivre très « puriste » (en résumé : une tente, un kayak, pêche et cueillette), en nous montrant des photos. On a ensuite pris contact avec la Maison du Groenland, et on a organisé le voyage selon nos besoins et leurs conseils. Malheureusement il est extrêmement cher de voyager au Groenland, et fort heureusement on a obtenu une bourse du CNL, qui nous a permis de rendre ce voyage possible. On n’est pas resté longtemps, une petite dizaine de jours, qu’on a essayé de remplir au maximum. Arrivé sur place, on a découvert que la ville où on logeait se trouvait à l’embouchure d’un icefjord qui déverse des centaines de montagnes de glace. Nous étions sur un petit bateau, perdus au milieu de ces géants flottants rejoignant la maison de l’instituteur du petit village en face de la baie chez qui nous logions. On était ailleurs, complètement ailleurs... On n’avait pas vraiment imaginé se retrouver dans un tel paysage, malgré toute la doc qu’on avait rassemblée avant de partir!
C’est un pays finalement assez neuf, les gens sont très enthousiastes - ceux qu’on a rencontrés - ils sont très tournés vers l’avenir. Même si l’on a senti une certaine angoisse chez certains d’entre eux qui voit leur façon de vivre millénaire changer radicalement depuis une cinquantaine d’années. Beaucoup de surprises, même si on avait l’impression de connaitre. Les baleines que l’on voit passer par la fenêtre, le goût du phoque, le sol spongieux et sans un arbre qui pousse...
Heureusement, tous les reportages ingurgités l’année précédente n’ont rien ôté à notre ébahissement quotidien pendant notre voyage...

Cette histoire débute en Béarn, avec Bernat, ce personnage qui va aller au Groenland parce que son fils vit là-bas. Le livre s’ouvre avec le décès de la mère. Le père va alors souhaiter mieux connaitre son fils, et le suivre au Groenland. C’est donc aussi la relation de ce père et de ce fils que raconte ce récit.

C’est avant tout ce que raconte ce récit... avec les changements qu’engendre le décès de la mère. Bernat s’entend très bien avec sa fille, et il ne connait pas bien son fils, qui était très proche de la mère. Lorsque cette dernière meurt, tout est bouleversé. Bernat commence à être en très mauvais termes avec sa fille, ils ont un langage assez vert tous les deux, ça monte très vite. Et curieusement, il accepte la proposition de son fils Guilhèm de partir au Groenland, contre l’avis de sa fille ! Le fils rêve d’amadouer ce père assez péremptoire qu’il ne connait pas bien. Il pense qu’en l’emmenant sur son terrain, au Groenland, le vieil homme sera vraiment dépaysé et il pourra plus facilement l’apprivoiser.

En fait, via Bernat, un français perdu au Groenland, le lecteur est perdu avec lui, et va découvrir ce pays avec lui. C’est un vrai récit de voyage. C’est l’histoire d’un étranger perdu dans un pays inconnu où tout est tellement différent, même la langue est différente et vous avez d’ailleurs gardé la langue de là-bas. C’est très dépaysant comme album.

Par touches oui, si l’on est arrivé à le rendre dépaysant, on sera très heureux. Notre but était précisément de se mettre dans la peau de ce Bernat, et s’amuser à le voir trouver des marques : trouver des marques parce qu’il arrive chez des paysans comme lui (dans le sens où ils vivent en fonction des ressources de leur pays, où ils le connaissent par cœur), trouver des marques parce que ce sont des chasseurs comme lui, trouver des marques parce que lui aussi connait les ours… C’est d’ailleurs pour cela qu’on a vite aimé la relation Béarn-Groenland, à cause de l’ours. Des repères auxquels Guilhèm n’avait pas forcément pensé...

Parlez-moi du titre : Le Chant du pluvier. Il y a aussi un lien entre le Béarn et le Groenland, via cet animal qu’est le pluvier.

Tout à fait. Le pluvier est un oiseau migrateur, qui remonte sur les côtes nordiques l’été, et migre au sud l’hiver. Pour les pluviers dorés qui passent l’été au Groenland, leur territoire d’hivernage serait plutôt le sud du Canada ou les États-Unis. On en trouve l’hiver dans le sud-ouest de l’Europe mais ils viennent plutôt des îles britanniques, des pays nordiques européens. Parfois, lorsqu’il y a de très grosses tempêtes, les oiseaux peuvent être déviés de leur trajectoire et se retrouver au Béarn ! C’est une explication ornithologique plausible qui relie le Béarn au Groenland. Ce pluvier doré est un peu le messager de Guilhèm auprès de sa famille lors d’un moment douloureux. C’est l’hiver, le pluvier se retrouve en Béarn, et c’est un peu l’esprit de Guilhèm qui veille sur sa mère. Et Bernat ne s’y trompe pas quand il entend l’oiseau chanter lors de son voyage.

Interview réalisée par Emmanuelle Klein le 5/03/2009.